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06 septembre 2006

Indemnisations: 15 ans de retard

Pour une fois qu'un ministre du gouvernement «14 Mars», représentant des Forces libanaises qui plus est, déclare à la presse quelque chose d'un tout petit peu inattendu, ça vaut le coup d'être signalé.

Selon L'Orient-Le Jour d'aujourd'hui:

Le ministre du Tourisme, Joe Sarkis, représentant les Forces libanaises au sein du gouvernement, a dénoncé, dans une déclaration à une télévision locale, la politique de deux poids, deux mesures pratiquée au niveau du paiement des indemnités aux déplacés.
Le ministre Sarkis commence par rappeler que, alors que l'indemnisation des habitants dont l'habitation a été détruite dans la très récente guerre va avoir lieu dans les prochains jours (ou semaines), l'indemnisation des «déplacés de la Montagne» (chassés du Chouf en 1983) est toujours en cours.
«Nul n’ignore qu’il existe des dossiers (se rapportant aux déplacés de la Montagne) qui demeurent en suspens depuis la guerre civile qui s’est achevée en 1990, a notamment déclaré M. Sarkis. Les déplacés de certains villages (chrétiens de la Montagne) n’ont toujours pas encaissé leurs indemnités, alors que d’autres n’ont encaissé qu’une partie des sommes qui leur sont dues. J’ai souligné en Conseil des ministres qu’il n’est pas concevable de payer des indemnités se rapportant à des dossiers relevant d’une guerre qui s’est achevée hier avant de clore des dossiers relatifs à un conflit qui s’est achevé il y a 16 ans.»
Le second aspect de cette inégalité de traitement concerne les sommes versées aux personnes indemnisées.
Et M. Sarkis d’ajouter : «En ce qui concerne le problème des montants, le président Siniora a annoncé que l’État versera 50 millions de livres libanaises pour tout logement détruit, en sus de 10 millions de livres pour l’ameublement. Or jusqu’à aujourd’hui, le montant des indemnités prévues pour les unités de logement endommagées dans les régions de la Montagne se limite à 30 millions de livres, sachant qu’aucune indemnité n’est prévue pour l’ameublement. D’aucuns pourraient rétorquer que le coût des matériaux de contruction a augmenté, ce qui est vrai. Je ne conteste pas le montant des 50 millions de livres, car ce montant est réaliste. Je voudrais simplement souligner qu’il y a quatre mois seulement, en mai dernier, un montant de 30 millions de livres a été versé pour des habitations dans les villages de Dakkoune et Baawerta, dans la montagne. Comment le coût d’une habitation s’est-il élevé subitement à 60 millions de livres?»
L'Orient-Le Jour ne fournit aucun commentaire ni indications supplémentaires, son lectorat libanais n'ayant évidemment pas besoin de se faire expliquer ce que tout le monde sait. En revanche, pour mes lecteurs français, quelques informations devraient permettre de saisir la saveur toute particulière de ces déclarations.

1. Même s'il n'a pas tort sur la question de l'inégalité de traitement (au sujet des délais et des montants), le fait que Joe Sarkis soit membre des Forces libanaises donne à son propos une (quasiment imperceptible?) tournure de défense communautaire. Les indemnisés d'aujourd'hui sont dans leur écrasante majorité musulmans chiites, les indemnisés qu'il défend sont chrétiens. Et lui-même émane des FL, parti politique issu de la milice chrétienne (et très à droite), du même nom, qui s'était auto-proclamée gardienne des chrétiens du Liban (d'abord par le coup de force qui, à sa création, a «unifié» les différentes composantes chrétiennes; puis par la prise de la Présidence de la République par son chef, Bachir Jemayel, sous la protection des tanks israéliens).

La dénonciation du «deux poids, deux mesures», tout en étant légitime, s'inscrit dans une tradition propre aux Forces libanaises qui, elle, est nettement plus discutable. La lecture de sites (plus ou moins fanatiques) de sympathisants des Forces libanaises fait ressortir cette tendance à présenter les «chrétiens» comme principales victimes de la guerre et à dénoncer la minoration médiatique et/ou internationale de leurs propres martyrs.

2. L'histoire des «déplacés de la Montagne» est évidemment connue de tous les Libanais. C'est l'un des nombreux épisodes que l'on qualifierait aujourd'hui d'«épuration ethnique». En septembre 1983, Israël se retire précipitamment de la montagne du Chouf et d'Aley en abandonnant ses alliés chrétiens (les Forces libanaises). En guerre dans la région contre les FL depuis quasiment un an, Walid Joumblatt, à la fois chef du PSP, parti socialiste du camp «palestino-progressiste», et chef des druzes, lance une grande opération de nettoyage ethnique. C'est un monstrueux massacre: plusieurs milliers de morts, des centaines de milliers de déplacés. Souvent les chiffres suivants sont cités par les Forces libanaises: 6000 morts, 250000 déplacés. Nous parlons de civils chrétiens.

Comme le renouvellement du personnel politique au Liban est légendaire, le chef de guerre de la milice des Forces libanaises en guerre contre Walid Joumblatt était déjà un certain Samir Geagea (actuel chef du parti politique des Forces libanaises). Et tout ce beau monde (Sarkis, Geagea, Joumblatt) se retrouve dans la coalition gouvernementale dite du «14 Mars». Il y a donc dans la déclaration de M. Sarkis un petit coup de pied de l'âne qui n'échappe à personne.

(Cela me semble moins directement lié aux déclarations de Sarki, mais le lecteur doit savoir que le dossier des déplacés fut confié en 1991 à un autre héro de la guerre, Elie Hobeika, connu lui pour le nettoyage des camps de Sabra et Chatila – en 1991, il n'est plus membre des Forces libanaises depuis qu'en 1986, Samir Geagea avait assiégé son quartier général, le forçant à se réfugier jusqu'en 1990 en Syrie.)

3. En réalité, il y a un second coup de pied de l'âne. S'il évoque les problèmes et retards des indemnisations des déplacés de cette époque, M. Sarkis n'a pas besoin de préciser que, évidemment, il dénonce la politique menée par les «Ministres aux personnes déplacées» des gouvernements précédents qui se sont occupés de la question.

Or, il s'agit encore une fois de Walid Joumblatt qui, après avoir pratiqué l'épuration ethnique à grande échelle dans le Chouf, fut de manière quasi continue ministre chargé des personnes déplacées après la guerre (jusqu'en 1998). Non seulement cette (insignifiante) contradiction est-elle difficilement justifiable, par ailleurs elle fut notoirement accompagnée de détournements massifs. Et c'est là que la déclaration de Joe Sarkis prend un sens très savoureux. Alors qu'une belle quantité d'argent va se déverser sur ce gouvernement pour «reconstruire», il est assez amusant de voir un ministre rappeler les errements passés d'un de ses alliés politiques...

Bref, tout en dénonçant un «deux poids, deux mesures», le ministre Sarkis fait plaisir à son propre électorat, et balance un coup de sabot à son allié du «14 Mars».

Pour terminer dans la même tonalité d'humour codé, Walid Joumblatt, alors «ministre des Déplacés», déclarait à la Revue du Liban en 1996:
«Nous avons évoqué le cas des déplacés qui ne pose aucun problème. Il y a un certain retard en ce qui les concerne pour des considérations financières. Mais je m’attends à réaliser beaucoup de notre plan du retour l’été prochain».

3 commentaires:

Anonyme a dit…

finalement pas la peine de lire des blagues apres l'ecole suffit juste de voir ce que "nos" ministres racontent pour mourir de rire...
( en tout cas chapeau pour les recherches ;) et le blog )

Lol en tout cas lui il me rappelle Joumbalt...Lorsque hariri a été tué, Jomblatt subitement s'est rappelé qu'il avait un père (apres environ 40 ans) et que son "pauvre" papa a été tué par les syriens ( ce qui est vrai) et apres cette grande decouverte,juste apres l'enterrement de Hariri il a porté des roses sur le tombeau de son pere...pffff

...il est tjs temps de se rappeller de certaines choses qd ça peut servir notre cause nespa ?

3asseh a dit…

Il faut aussi noter un 3è coup de pied d'âne en direction du Général Aoun qui à travers son accord avec le Hezbollah cherche entre autres à souligner sa spécificité "non confessionnelle" dans le paysage politique libanais. Ainsi il pourraiy avoir du mal à commenter le "deux poids, deux mesures" pro-chrétien de M. Sarkis. Si effectivement le Général Aoun perd en populatrité aurpès des chrétiens, alors c'est une occasion complémentaire pour les Forces Libanaises d'essayer de récupérer des "voix" potentielles.

Anonyme a dit…

Pas mal vu, et intéressant de voir la coalition du 14 mars s'entre-déchirer. Quoique, s'en prendre à Jumblatt c'est devenu un peu trop facile, comme pêcher un poisson rouge dans son bocal à la dynamite - ce type est vraiment trop... J'adore la contradiction entre ses regrets quant à l'échec d'un attentat contre Wolfowitz à Baghdad et ses positions d'aujourd'hui, qui ne seront pas - plus - les siennes demain... Je ne me rappelle plus qui l'a qualifié de derviche tourneur, mais c'était bien vu...